13
Je quittai mon père assez mal à l’aise : je me sentais coupable. Sans doute, j’avais rapporté à Taverner tout ce que Joséphine m’avait dit sur Roger, mais je ne lui avais pas parlé de ces lettres d’amour que, d’après la petite, Brenda et Laurence Brown s’écrivaient.
J’essayais de me trouver des excuses : la chose n’était peut-être pas vraie, et en admettant qu’elle le fût, elle était sans importance. La vérité, je la voyais bien, c’était qu’il me répugnait de charger Brenda. Elle m’inspirait de la sympathie, du fait même qu’elle se trouvait solitaire dans cette maison où tout le monde lui était hostile. Si les lettres existaient, Taverner et ses sbires finiraient bien par mettre la main dessus. Je n’avais pas à les alerter. Brenda, d’ailleurs, m’avait assuré qu’il n’y avait rien entre Laurence Brown et elle, et j’étais plus porté à la croire qu’à faire confiance à ce petit démon de Joséphine. Brenda elle-même ne m’avait-elle pas dit que l’enfant n’avait pas « toute sa tête » ? Une affirmation, il est vrai, qui me laissait sceptique quand je songeais au regard intelligent de Joséphine.
Je téléphonai à Sophia pour lui demander si je pourrais retourner la voir.
— Mais certainement, Charles !
— Comment vont les choses, là-bas ?
— Je n’en sais trop rien. La police continue à fureter partout. Que cherche-t-elle ?
— Pas la moindre idée !
— Nous devenons tous extrêmement nerveux. Venez le plus tôt que vous pourrez ! Je deviendrai folle si je ne parle pas à quelqu’un !
Je me rendis à « Three Gables » en taxi. La grande porte était ouverte. Devais-je sonner ou entrer directement ? J’hésitais, quand j’entendis derrière moi un bruit léger qui me fit brusquement tourner la tête. J’aperçus Joséphine qui m’observait, debout près d’une haie de lauriers. Son visage était à demi caché par une énorme pomme. Je l’appelai.
— Bonjour, Joséphine !
Elle ne me répondit pas et disparut derrière la haie. Traversant l’allée, je me lançai à sa poursuite. Je la trouvai, assise sur un banc rustique fort inconfortable, auprès d’un bassin où nageaient des poissons rouges. Je ne voyais guère que ses yeux. Ils me regardaient avec une hostilité évidente.
— Me voici revenu ! dis-je.
L’entrée en matière n’était pas fameuse, mais le silence de Joséphine et son attitude fermée me gênaient. Fine mouche, elle ne me répondit pas.
— Elle est bonne, cette pomme ? demandai-je.
Cette fois, Joséphine condescendit à me répondre.
Elle se contenta d’un mot.
— Cotonneuse.
— Dommage ! dis-je. Je n’aime pas les pommes cotonneuses.
Elle dit, d’un petit ton méprisant :
— Personne ne les aime !
— Pourquoi ne m’avez-vous pas répondu quand je vous ai dit bonjour ?
— Ça ne me disait rien !
— Pourquoi donc ?
Afin d’articuler plus clairement, Joséphine finit sa bouchée avant de parler.
— Parce que, dit-elle enfin, vous êtes allé cafarder à la police.
J’étais plutôt surpris. Elle précisa :
— À propos de l’oncle Roger.
— Mais, Joséphine, tout est pour le mieux ! La police sait maintenant qu’il n’a rien fait de mal, qu’il n’a pas commis la moindre escroquerie…
Elle me considéra d’un œil méprisant.
— Ce que vous pouvez être bête !
— Désolé, Joséphine !
— Je me fiche pas mal de l’oncle Roger ! Si je vous en veux, c’est parce que ce n’est pas du travail de détective ! Vous ne savez donc pas qu’on ne raconte jamais rien à la police avant que tout soit terminé ?
— Je suis navré, Joséphine, vraiment navré.
— Il y a de quoi.
La voix lourde de reproche, elle ajouta :
— J’avais eu confiance en vous…
Une troisième fois, je répétai que j’étais navré. Le regard de Joséphine me parut s’adoucir. Elle donna dans sa pomme un nouveau coup de dents. Je repris :
— De toute façon, la police aurait fini par savoir. Nous ne pouvions pas tenir longtemps la chose secrète.
— Parce qu’il va faire faillite ?
Comme toujours, Joséphine était bien informée.
— Je crois qu’il faudra bien en arriver là.
— Ils doivent parler de ça ce soir, dit Joséphine. Papa, maman, l’oncle Roger et la tante Edith. La tante est prête à donner tout son argent à Roger. Seulement, elle ne l’a pas encore et, quant à papa, je ne crois pas qu’il marchera. Il dit que si Roger est dans la mélasse, il n’a à s’en prendre qu’à lui-même et que c’est un jeu de dupes que de courir après son argent. Maman, elle, dit comme lui : elle veut que papa garde ses fonds pour Edith Thompson. Au fait, vous la connaissez, l’histoire d’Edith Thompson ? Elle était mariée, mais elle n’aimait pas son mari, parce qu’elle était amoureuse d’un jeune homme qui s’appelait Bywaters qui a fini par tuer le mari en le poignardant dans le dos.
Une fois encore, les connaissances de Joséphine faisaient mon admiration. Elle poursuivit :
— C’est une belle histoire, mais sans doute que la pièce sera toute différente et que les faits seront arrangés comme dans Jézabel. Je voudrais quand même bien savoir pourquoi les chiens ne lui ont pas mangé les paumes !
J’esquivai la question.
— Vous m’avez dit, Joséphine, que vous étiez à peu près sûre de connaître le nom du meurtrier ?
— Et alors ?
— L’assassin, qui est-ce ?
Elle me toisa avec dédain.
— Compris ! dis-je. Je devrai attendre le dernier chapitre ! Même si je vous promets de ne rien dire à l’inspecteur Taverner ?
Elle parut s’amadouer.
— Il me manque encore des preuves…
Jetant son trognon de pomme dans le bassin, elle ajouta :
— D’ailleurs, je ne vous dirai rien ! Au mieux, vous n’êtes que Watson !
J’encaissai l’insulte.
— Soit ! dis-je. Je suis Watson. Il était ce qu’il était, mais il avait toujours les données du problème…
— Les quoi ?
— Les données, les faits. Il se trompait dans ses déductions, mais il avait tous les éléments de la solution. Ça ne vous amuserait pas de me voir échafauder des hypothèses qui ne tiendraient pas debout ?
Tentée un instant, elle finit par secouer la tête.
— Non. D’ailleurs, je ne suis pas folle de Sherlock Holmes. Il est terriblement vieux jeu. Il n’avait même pas d’auto !
— À propos, vous ne m’avez rien dit des lettres ?
— Quelles lettres ?
— Celles qu’auraient échangées Laurence Brown et Brenda.
— J’ai tiré ça au clair.
— Je n’en crois rien.
— C’est pourtant vrai !
Je la regardai bien dans les yeux.
— Écoutez, Joséphine ! Je connais, au British Museum, un monsieur qui sait un tas de choses sur la Bible. Si j’obtiens de lui qu’il me dise pourquoi les chiens n’ont pas dévoré les paumes de Jézabel, me parlerez-vous de ces lettres ?
Cette fois, Joséphine hésita vraiment. Quelque part, pas très loin, une branche morte cassa avec un petit bruit sec.
— Non, dit enfin Joséphine.
J’étais battu. Un peu tardivement, je me rappelai le conseil paternel.
— Je n’insiste pas, déclarai-je. Vous me faites marcher, mais, en réalité, vous ne savez-rien !
Joséphine me foudroya du regard, mais ne mordit pas à l’appât. Je me levai.
— Il faut que je me mette à la recherche de Sophia. Venez, Joséphine !
— Je reste ici.
— Certainement pas ! Vous m’accompagnez !
Sans plus de cérémonies, je la forçai à quitter son siège. Surprise, elle protesta, mais moins que je ne le craignais. Elle me suivit finalement d’assez bonne grâce, sans doute parce qu’elle était curieuse de voir les réactions des uns et des autres en ma présence. Pourquoi je tenais à ce qu’elle m’accompagnât, je n’aurais su le dire sur le moment. Je ne m’en avisai qu’en entrant dans la maison.
C’était à cause d’une branche morte qui avait craqué.